MATIERE A REFLEXION
XXI
La société musulmane vit en ce moment la période silencieuse des idées mortes.
Le pèlerin qui débarque à Djeddah est agréablement surpris par l’affiche qu’il aperçoit au-dessus d’une porte : « office de bonne action ».
Puis quand il fera quelques pas dans le pays, il commencera à se rendre compte d’une réalité sous laquelle l’affiche devient une pure ironie : c’est une idée morte.
Mais le mouvement devient plus tragique encore quand on se mettra à ranimer l’univers culturel - bourré d’idées mortes - par des idées mortelles empruntées à une autre civilisation.
( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi )
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… Alors que d’autres sociétés, comme le Japon et la Chine, parties du même point, se sont arrachées à leur inertie en s’imposant rigoureusement les conditions d’une nouvelle dynamique ; d’une nouvelle dialectique historique.
La société musulmane paye actuellement son tribut à la trahison des Archétypes.
Les idées, trahies, même celles qu’elle importe, se retournent contre elle et se vengent.
C’est le moment douloureux où le musulman déchiré se partage en deux: le musulman pratiquant qui fait ses prières à la mosquée et sort de là pour devenir le musulman pratique plongé dans un autre univers. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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La société musulmane est parvenue depuis déjà quelques siècles au terme de sa civilisation. Elle est aujourd’hui de nouveau au stade de pré-civilisation.
Depuis un siècle environ, elle essaye de se remettre en mouvement.
Mais son « décollage » semble se faire difficilement par comparaison à une société « contemporaine » comme le Japon ou d’une société beaucoup plus tardive comme la Chine populaire. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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… Les uns font fi de la réalité historique en feignant d’ignorer le rôle de l’Islam dans une des plus belles civilisation de l’humanité.
Les autres ignorent ou feignent d’ignorer que ce sont précisément les pays, comme le Yémen, qui n’ont pas fait face au défi colonialiste qui sont les plus arriérés.
Il faut se pencher sur le problème sans parti-pris qui ne sert à rien, surtout de la part du musulman qui essaye de comprendre les origines sociologiques du chaos actuel du monde musulman. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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… Sur le plan psychologique et moral, quand l’univers culturel est centré sur les choses, la chose est au sommet de l’échelle des valeurs.
Les jugements qualitatifs deviennent subrepticement des jugements quantitatifs sans même que leurs auteurs se doutent du glissement dans le « choséime »: l’évaluation de tout à l’échelle des choses. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Le fonctionnaire marquera son rang dans la hiérarchie administrative par le nombre d’appareils qu’il utilise ou n’utilise pas. Dans un seul bureau de haut fonctionnaire j’ai dénombré quatre téléphones devant lui et cinq appareils climatiseurs autour de lui.
Dans la même capitale arabe j’étais salué par un jeune intellectuel qui était le fils d’une personnalité au très haut prestige moral. Il cessa de me saluer dès le jour où, sur le quai d’une gare, il me vit descendre d’un compartiment de 3e classe. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Le choséisme entraine les lapsus typiques assez fréquents surtout dans la littérature politique. Dans une motion de soutien à un pays, on mentionnera « le gouvernement et son peuple ».
C’est la relation possessive renversée :le gouvernement à « son » peuple au lieu du peuple « son » gouvernement.
C’est le possesseur possédé. Mais ce lapsus est un symptôme du renversement de l’échelle des valeurs.
( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Sur le plan social, les problèmes sont abordés dans leurs aspects qualitatifs, se formulent en terme de la quantité.
Une administration « révolutionnaire » équipe son siège en le dotant d’un nombre de bureau si fantastique qu’on ne savait plus où les mettre. J’en ai vu un nombre considérable empilés dans une cours. Heureusement qu’il ne pleut pas beaucoup en ce lieu. Mais le soleil peut aussi dégrader le bois, car c’était une montagne de bureau en bois. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Le quantitatisme et le choséisme engendrent des aspects sociologiques inattendus.
A la porte d’une administration, un fonctionnaire contrôle les entrées et même les enregistre. Le lendemain, si vous revenez, il y a le registre et le fonctionnaire qui le tient n’est pas là. Vous entrez.
La fonction est partie avec le fonctionnaire. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Sur le plan intellectuel, le despotisme de la chose a également des symptômes caractéristiques.
On ne demande pas à un auteur qui vient d’achever un livre de quel sujet il a traité et comment il en a traité.
On lui demande son nombre de pages. Parfois, c’est l’auteur lui-même qui succombe au choséisme.Un intellectuel algérien m’annoncait un jour qu’il achevait un livre de tant de pages. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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… Le danger de cette incarnation a été signalé expressément par le Coran à la conscience musulmane :« Mohammad, n’est certes, qu’un prophète avant lequel des prophètes ont disparu. Est-ce que s’il mourrait ou s’il était tué vous reviendrez sur vos plans ? »
( وما محمد إلا رسول قد خلت من قبله الرسل. أفإن مات أو قتل انقلبتم على أعقابكم؟).لآل عمران 144.
Cette mise en garde n’est pas ici en prévision d’une erreur ou d’un écart impossible de la part du prophète ; Mais pour signaler le danger de l’incarnation des idées en lui-même.( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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Le culte de « l’homme providentiel » comme celui de la « chose » se manifeste partout dans le monde musulman actuel où il est parfois la cause de faillites politiques spectaculaires. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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… Par exemple, il y a eu rupture de l’union syro-égyptienne en 1961 marquant un échec pénible de l’idée de l’unité arabe.
J’ai écouté à l’époque radio-Damas et radio le Caire pour écouter l’interprétation qu’on donnerait du déplorable évènement. J’avais écouté surtout le Caire. Il l’imputait à un homme néfaste, au promoteur du coup d’Etat, l’officier syrien kozbari, au lieu d’en rechercher, plus profondément et plus utilement pour la nation arabe, les causes dans notre univers culturel.
….. D’une façon générale, c’est cette opposition de l’idée à l’idole qui a assuré au colonialisme ses plus brillants succès en matière d’avortements politiques dans nos pays, en se servant parfois de leurs intellectuels eux-mêmes. ( Le problème des idées dans le monde musulman - de : Malek Bennabi ).
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